Canalblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

philosophe

17 octobre 2007

Syllogsime de la déduction transcendantale

Les  conditions a prori d'une expérience possible en général sont en même temps les conditions de la possibilité des objets de l'expérience. Or j'affirme que les catégories qui viennent d'être indiquées ne sont rien d'autre que les conditions de la pensée dans une expérience possible, de même que l'espace et le temps contiennent les conditions de l'intuition pour cette même expérience. Elles sont donc aussi des concepts fondamentaux qui servent à penser des objets en général pour les phénomènes, et par conséquent elles ont a priori une valeur objective, ce qui était ce que proprement nous voulons savoir.

COMMENTAIRE:

Lorsque Kant, dans son ouvrage, Critique de la Raison Pure, parle de la déduction des concepts purs de l'entendement, il l'aborde en deux sections. La première section, qui est la même pour les deux variantes A et B de l'ouvrage pré-cité, a pour titre "les principes d'une déduction transcendntale en général". Quant à la deuxième section, elle diffère de la version de la version A à la version B. Le passage que nous avons à commenter fait partie d'un long passage de l'édition A (1ère édition). Le titre que nous donnons à cette section est celui-ci, "des principes a priori de la possibilité de l'expérience". Nous partirons des principes d'une déduction transcendantale en général, puis nous verrons le passage à la déduction transcendantale des catégories. Nous montrerons alors qu'il y a là un syllogisme de la déduction transcendatale qui permet chez Kant de justifier l'application des catégories aux intuitions.

1) LES PRINCIPES D'UNE DEDUCTION TRANSCENDANTALE EN GENERAL

Kant, en homme de droit, et la plupart des juriconsultes, lorsqu'ils abordent les questions juridiques (comme les droits et les usurpations), voient en toute cause une question de droit (quid juris) et une question de fait (quid facti). la déduction devient alors chez notre auteur, la preuve qui doit faire paraître le droit ou la légitimité d'une prétention. Après cette définition, Kant fait la distinction entre les concepts empiriques et les concepts usurpés. Chez les premiers, leur usage, comme le bonheur et le destin, ils circulent grâce à une complaisance presque générale, mais ils n'ont pas le droit; on ne peut citer d'eux aucun principe clair de droit tiré soit de l'expérience, soit de la raison. A côté de ces genres de concept, il crée un troisième genre, les concepts destiné à un usage pur a priori, dont le droit a toujours besoin d'une déduction transcendantale. Cette déduction se distingue de la déduction empirique qui prend en considération, non seulement l'expérience, mais aussi la réflexion sur l'expérience. Nous pensons qu'il ne faut pas hésiter à voir dans cette réflexion l'usage propre de la raison; ce qui revient à dire que l'expérience est ici prise sous les catégories qui en font la possibilité.

Pour la suite, Kant distingue deux concepts d'espèce toute différente qui se rapportent toutes les deux entièrement a priori à des objets, les concepts d'espace et de temps qui sont les formes de la sensibilité, et les catégories qui sont les concepts de l'entendement. Vouloir chercher dans ces concepts une déduction empirique serait un travail inutile, car il faut utilier ici la déduction transcendantale.

La connaissance chez Kant suppose deux choses, à savoir les sens, d'une part et la forme pour les ordonner, de l'autre. Ce sont deux choses hétérogènes qui se croisent ici, à propos du rapport entre spontanéité et donné. L'un fait du donné une simple occasion de l'exercice de la spontanéité, l'autre met en avant l'htérogénéité constitutive de la connaissance. C'est surtout le premier élément qui a été retenu, aboutissant au contraire à ce que nous pensons être la position de Kant. Mais sa façon de s'exprimer ici prête à une mauvaise interprétation.

C'est à John Locke qe nous devons l'entreprise qui consiste à rechercher les premiers efforts de notre faculté de connaître, pour s'élever des perceptions singulières à des concepts généraux. Dans son Essai sur l'entendement humain, Introduction, I, 3, au chapitre intitulé "Méthode qu'on y observe", Locke pose la question de la limite à tracer entre opinion et connaissance. Il marque trois temps dans cette méthode. Le premier temps consiste à établir l'origine de nos idées ou de nos notions. Au second temps, il montre quelle connaissance peut atteindre l'entendement à partir de ce moment. Enfin le troisième moment permet à Locke de chercher la nature et les fondements de la foi et de l'opinion. Cette voie lockienne ne permet pas, selon Kant, à arriver à une déduction des concepts purs a priori.

Pour en revenir à la déduction transcendantale, les concepts de l'espace et du temps ont une valeur objective a priori. En effet, la géométrie est une connaissance pure a priori qui n'a pas besoin de déduction transcendantale pour son concept d'espace. L'usage du concept, en effet, porte sur le monde sensible extérieur, mais cette catégorie est appliquée à l'intuition a priori d'espace. Quant aux concepts purs de l'entendement, ils traitent des objets, non au moyen de prédicats de l'intuition et de la sensibilité, mais de la pure pensée a priori. Ces prédicats se rapportent aux objets de façon générale, indépendamment de toutes les conditions de la sensibilité. Ils ne sont pas fondés sur l'expérience et ne peuvent montrer dans l'intuition a prioi aucun objet. Leur valeur objective est contestable et les limites de leur usage assez flou. Kant qui anticipe ici la problématique d'un stade ultérieur du développement de la Critique de la Raison Pure dans celle d'un stade antérieur montre une caractéristique de la Critique comme oeuvre systématique. Nous pensons qu'on ne s'est pas encore placé au niveau transcendantal, tant que l'on n'a pas vu comment la sensibilité est non seulement radicalement autre que l'entendement, mais aussi fait couple avec celui-ci, et ne peut être pensée hors de son rapport avec lui.

Kant n'arrête pas de nous souligner la nécessité de la déduction transcendantale. Sans elle, le chercheur erre à l'aveuglette. Mais il montre la difficulté de cette entreprise, car il s'agit, soit d'abandonner complètement toutes les prétentions de la raison pure à connaître, soit de porter cette recherche critique à son point de perfection. Il s'agit d'une alternative qu'il faut bien remarquer. C'est en poussant à fond la critique que l'on n'aura pas à abandonner totalement les demandes de la raison pure, alors même qu'elles ont la forme de prétentions.

A propos des concepts de l'espace et du temps, en tant que connaissances a priori, ils doivent se rapporter nécessairement à des objets. Ainsi, ils rendent possible leur connaissance synthétique, indépendamment de toute expérience. c'st uniquement au moyen de ces formes pures de la sensibilité qu'un objet peut nous apparaître. L'espace et le temps sont de pures intuitions qui contiennent a priori la condition de la possibilité des objets comme phénomènes. La synthèse qui s'y opère est objective. En effet, la déduction transcendantale de l'espace et du temps est aisée: l'objet exige une donnée; les formes selon laquelles cette donnée est réellement donnée, donc reçue, sont en rapport nécessaire à l'objet. Mais le problème de la déduction transcendantale des catégories est un problème d'unité. Mais il apparaît alors que parler de synthèse au niveau de la sensiblité pure, comme Kant le fait ici, est à nouveau anticipée la problématique de l'Analytique dans l'Esthétique.

Quant aux catégories de l'entendement pur, ils ne nous représentent pas du tout les conditions sous lesquelles des objets sont donnés dans l'intuition. Par suite, des objets peuvent nous apparaître sans devoir se rapporter nécessairement aux fonctions de l'entendement. L'entendement peut, à son tour, ne pas contenir les conditions a priori. Kant relève ici une difficulté, à savoir comment des conditions subjectives de la pensée pourraient avoir une valeur objective, c'est-à-dire fournir les conditions de la possibilié de toute connaissance des objets. Des phénomènes peuvent être donnés dans l'intuition sans le secours des fonctions de l'entendement, car cela est acquis, mais sans qu'il y ait de rapport à celles-ci, ce qui va être refusé.

Quand Kant parle du concept de cause, il définit une espèce particulière de synthèse, où à quelque chose A, se joint d'après une règle a priori, quelque chose de tout à fait différent B. On ne voit pas l'a-priorisme dans ce concept, car les phénomènes ne contiennent rien de pareil. Un tel concept paraît vide. Or, les objets de l'intuition sensible doivent être conformes aux conditions formelles de la sensibilité. Ils resident a priori dans l'esprit sinon ils ne seraient pas pour nous des objets. ils doivent, en outre, être conformes aux conditions dont l'entendement a besoin pour la saisie synthétique de la pensée. Cette expression "saisie synthétique de la pensée" est intéressante parce que, d'une part, elle renvoie à la notion d'entendement comme fonction de la pensée, et que, d'autre part, elle emploie le terme d'Einsicht, acte de saise propre de l'intelligence, qui est du côté de l'intuition. Même s'il n'y a pas d'intuition intellectuelle, la présence, qui est du côté de l'intuition. Même s'il n'y a pas d'intition intellectuelle, la présence au discours qui développe la pensée est de cet ordre. On peut penser au rôle de l'intuition chez Descartes, à chacune des articulations du raisonnement. (Voir les Régles pour la direction de la pensée , Reg. III, AT, X, 369.)

Plus loin, Kant revèle que si le concept de cause est tout à fait vide, nul et sans signification, les phénomènes n'en offriraient pas moins des objets à notre intuition, puisque l'intuition n'a besoin en aucune manière des fonctions de la pensée. C'est seuleent après cette remarque que Kant passe à la déduction transcendantale des catégories.

A suivre

Publicité
Publicité
17 octobre 2007

cosmologie africaine et philosophie

COSMOLOGIE AFRICAINE ET PHILOSOPHIE :

A Propos d’une phrase de Thalès :

« Toutes les choses sont remplies de dieux »

Resume

Si le philosophe recherche toujours l’unitotalité du savoir, le cosmologue cherche à découvrir le véritable  système du monde. Dès l’Antiquité, Thalès de Milet a essayé d’être à la fois philosophe et cosmologue, en affirmant d’une part, que la terre flotte sur l’eau qui est en quelque sorte l’origine de toutes choses, et d’autre part que même des choses apparemment inanimées peuvent être « vivantes » : le monde est rempli de dieux. Cet article commente la deuxième idée de Thalès dans la philosophie grecque, mais aussi essaie de lui trouver une correspondance dans la pensée africaine.

MOTS CLEFS

Thalès, Aristote, dieux, nature, chose, philosophie, cosmologie.

ABSTRACT

The mixture of philosopher and pratical scientist is seen very clearly in the case of Thales of Miletus. In the Metaphysics Aristotle asserts that the earth is superimposed upon water (apparently regarding it as a flat floting disc). Another statement attributed to Thales by Aristote, that all things are full of gods, that the magnet has a soul because it moves iron. This article comments the second idea of Thales in the Greek philosophy, but tries to find it a correspondence in the African thought also.

KEY WORDS

Thales of Miletus, Aristotle, gods, nature, things, philosophy, cosmology.

1. commentaire de l’AFFIRMATION DE THALES SELON LAQUELLE « meme des choses apparemment inanimees peuvent etre vivantes : le monde est rempli de dieux »

Aristote, dans un passage de son ouvrage De l’Âme, écrit ceci :  « Et certains autres penseurs déclarent que l’âme est entremêlée à l’univers entier : peut-être est-ce l’origine de l’opinion de Thalès que tout est plein de dieux » [1]. Ce passage nous permet tout juste de faire des suppositions sur les théories de Thalès : celui-ci devait concevoir le monde entier comme vivant et animé d’une certaine forme de vie. Aristote lui-même, n’en donne qu’un témoignage indirect, ce qui explique la pauvreté et la prudence de son exposé(le terme isos de la phrase se rapporte à othen et non à l’affirmation qui suit). Isos signifie également, équitablement, dans un premier sens, mais est aussi utiliser dans un second sens, pour marquer un doute, une atténuation; dans ce cas précis, il veut dire vraisemblablement, probablement, peut-être. Quant à othen, c’est un adverbe relatif. On peut le traduire par d’où, de quel lieu. Les derniers mots de la phrase « Toutes les choses sont remplies de dieux» se retrouvent aussi chez Platon, qui devait être conscient de citer un auteur qu’il néglige de nommer.

En effet Platon écrit dans les Lois : « Se trouvera-t-il quelqu’un pour avouer cette causalité et cependant soutenir que l’univers n’est pas plein de dieux[2]?». Dans ce contexte, il s’agit des âmes qui sont appelées dieux. Il est tout à fait dans le style de Platon d’introduire à grand peine un lieu commun, sans en donner la source, pour illustrer un raisonner insolite de son cru. En tout cas, l’usage qu’il fait des mots en question est très important, car c’est la preuve qu’il ne s’agit pas d’un résumé formulé par Aristote. En style direct, ces mots pourraient être une citation de Thalès lui-même : ils ont une résonance bien différente et ne reflètent pas la même banalité que la collection d’apophtegmes citée par Démétrios de Phalère et attribuée à Thalès[3]. Aristote a repris ces mêmes mots en substituant psukès à theon, et sans complément d’attribution, dans Génération des animaux[4].

Diogène Laërce atteste que :  « Aristote et Hippias rapportent qu’il attribue une âme même aux objets inanimés [ litt. Sans âme], en se basant sur les propriétés de la pierre magnétique et de l’ambre[5]. ». Ce passage dit qu’Hippias, le sophiste au savoir étendu, aurait avant Aristote imputé à Thalès l’attribution d’une force motrice à l’aimant et à l’ambre, dont les propriétés magnétiques se dégagent par frottement. Cette dernière information est probablement un ajout d’Hippias qui pourrait donc bien être ici la source d’Aristote. C’est pour cette raison que Snell, dans Philologus[6] démontre qu’Hippias est la source des autres commentaires d’Aristote sur Thalès en y ajoutant même la comparaison d’idées plus anciennes sur Océan, comme par exemple « Océan et Thétys comme auteurs de la génération et font jurer les dieux par l’eau[7]», ou encore « Océan, père des dieux et leur mère Thétys…Océan au beau cours se maria le premier avec Thétys, sa sœur née de la même mère [8]». Le fragment[9] d’Hippias, cité par Clément, prouve que le savant sophiste avait puisé dans les poèmes d’Homère, d’Hésiode, des Orphiques et dans les sources en prose, grecques ou non, pour réunir une collection de passages clefs sur des sujets semblables. Il fut donc le plus ancien des doxographes systématiques.

D’après ce qui a été rapporté, Aristote écrit :  « Il semble que Thalès pensait que l’âme est un principe moteur, puisqu’il aurait affirmé que la pierre[magnétique] possède une âme, car elle fait se mouvoir le fer[10] ». Il savait seulement que Thalès pensait que la pierre magnétique possédait une âme, parce qu’elle avait le pouvoir de déplacer du fer. Il est donc admissible qu’Aristote en ait déduit que Thalès considérait l’âme comme une force motrice. Qu’elle ait été associée au souffle, au sang ou à la moelle épinière, l’âme était universellement considérée comme la source de la conscience et de la vie. Lorsqu’un homme est vivant, il peut bouger ses membres et déplacer des objets; s’il s’évanouit, cela signifie que son âme s’est retirée ou est devenue impuissante; s’il meurt, son âme perd à tout jamais son pouvoir. Et « l’âme » qui, dans Homère, gémit dans sa descente aux Enfers à la rencontre d’Hadès, n’est plus qu’une ombre : comme elle est dissociée du corps, elle ne peut plus produire de vie ou de mouvement. Selon les croyances les plus anciennes, il était courant de considérer les arbres ou les rivières comme étant d’une certaine façon animés ou habités par des esprits, peut-être parce que ces choses semblaient douées de la faculté de changer ou de se mouvoir, et par là se différenciaient des souches et des pierres. C’est ici que les croyances religieuses africaines peuvent nous éclairer sur la question.

2. UNE LECTURE AFRICAINE DU PROBLEME THALESIEN

Le P. Atta Kacou Lucien, dans son étude sur « Le Tanoe Nu » pose le problème de la purification rituelle du veuf dans le fleuve Tanoé. Il affirme que « Pour l’Essouma, la Tanoé est la mère de tous les génies Essouma, puisque tous procèdent d’elle… Ainsi, (elle) est devenue gardienne et en même temps donneuse de vie[11] ». Le dieu « Abou » dans le village d’Anaguié, dieu de la fécondité et de la protection des Akiés du village, habite une rivière du village. D’autres rivières du nom de « Agbofi », « Siemi » et « Ampi » remplissent le même rôle chez les Memniotes. Ici on les appelle génies ou esprits bienfaisants, ou petits dieux (Fã). L’Akié éprouve de la reconnaissance envers tout ce qui lui permet de vivre gratuitement et personnifie ainsi l’élément vital naturel[12]. Il fait tous les sacrifices importants devant la rivière qui devient un lieu important d’adoration.

Chez les Agnis de Tiémélékro, le fleuve Nzi joue le même rôle, avec cette particularité que pour se protéger contre les mauvais esprits, l’Agni utilise de l’eau du fleuve pour se laver. Chez les Baoulés, la guérison s’obtient par le dieu « Aloko-bla » tandis que la maternité et la protection sont l’œuvre de Tanoé et Araka. Les Ebriés ont un sens tellement religieux des cours d’eau que leur sédentarisation s’est faite en bordure de la lagune. Ceux qui n’ont pas eu cette chance d’être en bordure de l’eau, ont quand même une grande rivière sur leurs terres. Les Ebriés d’Abobo-Baoulé adorent l’esprit divin qui réside dans « Clouétcha » .

Même si les Abrons ont des rivières sacrées telles que « Djomolo », ils vénèrent aussi les forêts, mais surtout les arbres. L’arbre sacré des Adioukrous, « Adisi » joue le même rôle. Celui qui lui donne un coup de machette doit payer une forte amende. Pour abattre certains arbres chez les Abrons il faut demander la bénédiction du chef de terre. On retrouve cette même croyance chez les Ngama de Centrafrique. Là-bas, l’arbre sacré s’appelle « ningam ». Les Agni de Bongouanou adorent quant à eux une pierre du nom de « Yobouè Kpli ». Chez les Agni Indèniè, le tabouret royal est aussi adoré. Chez les Béninois du Sud-Ouest, le « vodoun » n’est pas tant une divinité qu’une relation très élaborée d’interdépendance entre l’homme et la nature. Balard Martine, dans son ouvrage Mission Catholique et Culte[13], dit que le « vodoun » représente bien une force de la nature, mais sous sa forme déchaînée et incontrôlable. Le « vodoun » du tonnerre, le « hebiosso » régit les phénomènes d’origine céleste et atmosphérique et sa justice s’exerce par la foudre. Il punit les menteurs et les voleurs. Quant au « gou »; le dieu des métaux; il est la divinité de tous ceux qui travaillent avec le fer : forgerons, cultivateurs, guerriers… Dans la région minière de Kokumbo-Kimukro, l’or des montagnes ne se voit pas avec l’œil profane. Pour le voir, il faut invoquer le dieu « Flyi ». Il en est de même dans le Sud-Ouest de la RDC, à Kolwézi. Le chef coutumier Kazembe se rend à la mine Kamoto où il fait des libations pour qu’il y ait au cours de l’année moins d’accidents, d’inondations et d’éboulements. Comment faire alors la synthèse entre cette cosmologie africaine et la philosophie de Thalès?

3. synthese

Les vues de Thalès n’étaient évidemment pas primitives, mais on y retrouve un lien avec cet animisme si peu philosophique. Cependant, on peut relever que les exemples qu’il donne, sont d’un autre ordre : la pierre magnétique paraît aussi inerte que possible et ne peut se mouvoir ou se transformer : tout au plus peut-elle attirer un certain genre d’objet qui lui est extérieur. Il semble donc que Thalès ait poussé à l’extrême une forme de pensée qui s’est infiltrée dans la mythologie grecque mais dont les origines remontent aux temps les plus reculés du non-verbal.

Il est bien possible aussi que la deuxième information précise, telle que « Thalès pensait aussi que toutes les choses sont remplies de dieux », ne soit qu’une généralisation dont la base repose sur la conclusion suivante : certaines catégories de choses apparemment inanimées sont douées de vie et ont une âme parce qu’elles possèdent une capacité limitée de mouvement. « Toutes les choses sont remplies de dieux » ou de démons, d’après une paraphrase d’un texte de Théophraste, cité par Aétius : « Thalès disait que l’esprit du monde est dieu et que l’ensemble des choses est doté d’une âme, et plein de démons; c’est à travers l’humidité élémentaire que pénètre le pouvoir divin qui le meut. » [14]

La juxtaposition des deux affirmations tirées d’Aristote n’est pas déterminante. La forme et le fond de la deuxième proposition reflètent l’empreinte du Stoïcisme; le premier énoncé (Thalès…théon) est, de même, tout à fait anachronique et a été transformé, selon toute vraisemblance, par une réinteprétation stoïcienne. Cette citation fut reprise par Cicéron, dans le de natura deorum[15]qui ajouta que dieu qui représente l’esprit, façonna le monde à partir de l’eau. Un nombre considérable d’opinions erronées et facilement identifiables comme telles, à l’instar de celle que nous venons de citer, ont été attribuées à Thalès par des doxographes et des biographes perplexes ou peu scrupuleux..

Revenons à la citation de Thalès : « Toutes les choses sont remplies de dieux ». Les dieux se distinguent essentiellement par leur immortalité, ils jouissent de la vie éternelle, et par le fait que leur pouvoir(en quelque sorte, leur énergie vitale) est illimité et s’étend au monde animé aussi bien qu’inanimé. Ainsi cette phrase aurait des implications suivantes : puisque même des choses en apparence aussi mortes que les pierres possèdent une forme quelconque d’âme, le monde dans son ensemble manifeste une puissance de changement et de mouvement dont la nature première n’est certainement pas humaine. A cause de son caractère permanent, de l’étendue et de la variation de ses qualités, cette puissance doit être considérée d’ordre divin, découlant de la présence d’une forme quelconque de psuchè immortelle. D’après les affirmations de Choerilos d’Iasos(III-Iième siècle av.J.-C.) et d’autres écrivains cités par Diogène Laërce[16], Thalès aurait prétendu que l’âme était immortelle. Cette conclusion erronée résulte de ce genre d’arguments. L’école stoïcienne en est la principale responsable, comme nous l’avons vu plus haut. Thalès a très bien pu faire une nette distinction entre la psuchè de l’homme et l’essence divine du pouvoir de vie dans le monde considéré comme un tout, et simultanément reconnaître implicitement leur relation sous-jacente.

Évidemment, il est impossible de déterminer avec certitude en quel sens Thalès croyait que toutes choses étaient remplies de dieux. Même en se référant à l’interprétation proposée ci-dessus, on se heurte à une inconnue difficile à résoudre : Thalès était-il arrivé à la conclusion audacieuse, à l’aide de ses observations sur la pierre magnétique et l’ambre, que toutes les choses apparemment inanimées possédaient une âme plus ou moins développée? Ou est-ce Burnet qui a raison lorsqu’il affirme que : « (Le fait) de dire que l’aimant et l’ambre sont vivants, c’est donner à entendre que les autres choses ne le sont pas[17]? » Cette observation tronquée concernant l’aimant ne prouve rien par elle-même. L’affirmation que toutes les choses sont remplies de dieux, même juxtaposée aux observations sur la pierre magnétique, n’implique pas forcément que la conclusion concerne universellement tous les objets. Comme l’on peut dire en français « ce livre est plein d’absurdités » sans signifier pour autant que chacune des phrases est absurde, de même « plérès » en grec peut avoir le sens de « contenant un grand nombre » aussi bien que « absolument rempli de ».

A priori, il semble plus probable que Thalès ait voulu dire que la somme de toutes les choses(plutôt que chaque chose en particulier) était habitée par une sorte de principe vital : mais le pouvoir cinétique de ce principe aurait fait défaut à de nombreuses catégories de choses matérielles. Il s’agissait de démontrer que l’importance de l’âme, ou vie, était bien plus grande qu’il n’y paraissait. Thalès ne faisait qu’exposer clairement, à sa manière, une présupposition commune à tous les physiciens du début de la philosophie grecque : pour eux, le monde était vivant d’une façon ou d’une autre, il subissait des changements spontanés et (ce qui irritait Aristote) ces changements naturels n’appelaient pas une explication particulière. Cette présupposition est encore quelque fois appelée « hylozoïsme »; mais ce terme implique trop qu’il s’agit de quelque chose d’uniforme, déterminable et conscient.

En fait, ce mot s’applique à trois conceptions possibles et distinctes : (a) l’opinion (consciente ou non) qu’absolument toutes les choses sont vivantes d’une certaine façon; (b) la croyance que le monde est imprégné de vie, de sorte que bien des choses qui en paraissent dépourvues, en réalité, ne le sont pas; (c) la tendance à considérer le monde comme un seul organisme vivant, sans tenir compte du détail de ses composants. (a) représente une forme extrême du présupposé général, mais son excès est tout à fait compatible avec le penchant à l’universalisme de la pensée grecque : on peut dire que Xénophane illustre bien cette généralisation excessive. En considérant les trois définitions, il est permis de penser que les vues de Thalès se rapprocheraient plutôt de l’énoncé (b).

(c) relève de l’ancienne conception généalogique de l’histoire, conception qui continue d’imprégner jusqu’à un certain point la nouvelle cosmogonie philosophique. Aristote fait preuve d’une grande perspicacité quand il écrit dans le livre VIII de sa Physique: « Le mouvement a-t-il été engendré un jour, n’existant pas auparavant, et doit-il être, en retour, détruit de sorte que tout cesse d’être mû? Ou bien échappa-t-il à la génération et à la destruction, et existe-t-il et existera-t-il toujours? Et, impérissable et indéfectible, appartient-il aux êtres comme une sorte de vie pour tout ce qui existe par nature?…Mais tous ceux, d’une part, qui affirment que les mondes sont infinis en nombre et que les uns sont engendrés, les autres détruits, affirment aussi que le mouvement existera toujours, car les générations et destructions des mondes supposent nécessairement le mouvement; d’autre part, les partisans de l’unité du monde ou de la non-éternité des mondes soutiennent aussi, pour le mouvement, les hypothèses correspondantes à ces thèses[18]

Peut-être en se remémorant les idées de Thalès, Aristote reconnaît-il que cette manière de penser a pu exister. En effet, dans l’Iliade[19], les lances « avides de dévorer la chair » et d’autres exemples similaires sont parfois cités pour démontrer l’ancienneté de la théorie animiste. L’animisme est une idée qui remonte aux premiers hommes et résulte de la difficulté à objectiver son expérience du monde extérieur, ce qui requiert une certaine habitude. Les expressions tirées des poèmes d’Homère doivent plutôt être considérées comme des figures de style, telle l’interprétation sentimentale de la nature – ce qui représente un rejet délibéré de la méthode objectivante.

BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE :

0ARISTOTE.- De l’Ame, (Paris, Belles Lettres, 1966).

1ARISTOTE.- La Métaphysique tome I, (Paris, Vrin 1948).

2ARISTOTE.- Physique (V-VIII), tome II, (Paris, Belles Lettres, 1956), traduit par Henri Carteron.

3ATTA(Kacou Lucien).- Le « Tanoe nu » (Purification après le veuvage en pays Essouma C.I.) à la lumière du pur et de l’impur dans les écritures, (Abidjan, Editions St Athanase, 2004), 132p.

4BACCOU(Robert).- Histoire de la science grecque de Thalès à Socrate, (Paris, Aubier Montaigne,1951), 253 pages.

5BALARD(Martine).- Mission Catholique et Culte, (Pepignan, Presses Universitaires, 1998), p. 336

6BURNET(John).- L’aurore de la philosophie grecque, (Paris,Payot, 1952), traduction française Auguste Reymond, 431pages.

7COPLESTON(Frederick).- A History of Philosophy, volume 1 : From the Pre-socratics to Plotinus, (USA, Image Books, 1993), 521 pages.

8COMPOSTA(Dario, D.).- Storia della filosofia antica, (Roma, Urbania University Press, 1985), 506 pages.

9HOMERE.- Iliade, tome II, Chant XI,574, (Paris, Belles Lettres 1956), traduit par Paul Mazon.

10GIGON(Olof).- Les grands problèmes de la philosophie grecque, (Paris, Payot, 1961), traduction française par l’Abbé Maurice Lefèvre, 342 pages

11KIRK(G.S.)-RAVEN(J.E.)-SCHOFIELD(M.).- Les philosophes présocratiques; une histoire critique avec choix de textes, (Fribourg, Editions Universitaires, 1995), 554 pages.

12LAERCE(Diogène).- Vies et doctrines des philosophes illustres, tome I, (Paris, Librairie Générale Française, 1999), 1398p.

13PLATON.- Œuvres Complètes, tome XII, Les Lois , Livres VII-X, (Paris, Belles Lettres, 1956)

14PLATON.- Œuvres Complètes, tome V, 2è partie, Cratyle 402b, (Paris, Belles Lettres, 1961).

15REVEL(Jean-François).- Histoire de la philosophie occidentale, (Paris, Stock 1968), tome premier, 272 pages.

16YAPI(Laurent).- Etude Ethnographique : Eléments de culture Akyé, (ISCR, Abidjan, non daté)..

DR AKE Patrice Jean,

MAÎTRE-assistant à l’Université de Cocody et à l’UCAO-UUA,

Côte d’Ivoire

pakejean@yahoo.fr


[1] ARISTOTE.- De l’Ame, A5,411a7-10 (Paris, Belles Lettres, 1966).

[2] PLATON.- Œuvres Complètes, tome XII, Les Lois X, 899B, Livres VII-X, (Paris, Belles Lettres, 1956).

[3] STOBEE(Jean).- Florilegium III,1,172, DK10,3 cité dans KIRK(G.S.)- RAVEN(J.E.) et SCHOFIELD(M.).- Les philosophes présocratiques, une histoire critique avec un choix de textes, (Paris, cerf, 1995), p. 100, note 16.

[4] Γ11,762a21, cf. KIRK(G.S.).- O.C., p. 100, note 16.

[5] LAERCE(Diogène).- Vies et doctrines des philosophes illustres, I, 24 (Paris, Librairie Générale Française, 1999).

[6] SNELL(B.).- Die Nachrichten über die Lehren des Thales, Philologus 96 (1944), p. 170-82, cité par KIRK.- O.C., p. 100, note 17.

[7] ARISTOTE.- La Métaphysique tome I, A,3, 983b30, (Paris, Vrin 1948).

[8] PLATON.- Œuvres Complètes, tome V, 2è partie, Cratyle 402b, (Paris, Belles Lettres, 1961).

[9] DK 86 B 6 cité par KIRK.- O.C., p.100, note 17

[10] De l’Ame A 2,405a 19

[11] ATTA(Kacou Lucien).- Le « Tanoe Nu » Purification après le veuvage en pays Essouma C.I. ; à la lumière du pur et de l’impur dans les Ecritures (Abidjan, Editions St Athanase, 2004), p. 25.

[12] YAPI(Laurent).- Etude Ethnographique : Eléments de culture Akyé, (ISCR, Abidjan, non daté), pp. 3 et 67.

[13] BALARD(Martine).- Mission Catholique et Culte, (Pepignan, Presses Universitaires, 1998), p. 336

[14] AETIUS, I, 7, 11, cité par KIRK.- O.C., p. 101, note 18.

[15] CICERON.- De natura deorum I,10,25 cité par KIRK.- O.C., p. 101, note 18.

[16] LAERCE(Diogène).- O.C., I,24 (DK11A1)

[17] BURNET(John).- L’aurore de la philosophie grecque, (Paris, Payot, 1952), p. 52, traduction française par Aug. Reymond.

[18] ARISTOTE.- Physique (V-VIII), tome II, Théta 1, 250 b 11, (Paris, Belles Lettres, 1956), traduit par Henri Carteron.

[19] HOMERE.- Iliade, tome II, Chant XI,574, (Paris, Belles Lettres 1956), traduit par Paul Mazon.

17 octobre 2007

Justice et Ordre chez Anaximandre

200px-Anaximander ANAXIMANDRE

Dr AKE Patrice Jean, Maître-assistant à l’UFR-SHS, Université de Cocody

Résumé

La justice, selon Anaximandre a un lien avec la relation des opposés à l’Indéfini. Théophraste lui attribue ainsi le sens de séparer en détachant, séparation ayant trait aux mondes innombrables et non opposés, même si le concept de l’opposition des substances se trouve chez Héraclite, Parménide et les Pythagoriciens. Ces substances opposées en cosmologie étaient des substances chaudes et froides : flammes ou feu – air ou humidité. Si chez Héraclite en revanche, la justice est divine, chez Anaximandre, selon un schème emprunté aux institutions judiciaires qui règlent dans les cités le jeu des forces des familles, tribus ou partis affrontés, elle projette au ciel et agrandit à la dimension cosmique le jeu des forces, réglé par un principe d’ordre portant les noms associés du Temps et de la Justice.

MOTS-CLES

Justice, ordre, opposés, guerre, substances, l’Indéfini, cosmologie, temps.

ABSTRACT

Anaximandre’s justice has a tie with the relation of the contrary to the Indefinite. Theophraste assigns it the sense thus of to separate while detaching, separation having milked at the innumerable and unopposed worlds, even though the concept of the opposition of the substances is at Heraclites, Parmenides and the Pythagorean. These substances opposed in cosmology were hot and cold substances: flames or late - air or humidity. So according to Heraclites, on the other hand, the justice is divine, meanwhile, according to a design borrowed from the judicial institutions that adjust in the cities the game of the strengths of the families, tribes or gone faced, Anaximandre projects to the sky and enlarges to the cosmic dimension the game of strengths, controlled by a principle of order carrying the names associated of the Time and the Justice.

KEY WORDS

Justice, order, opposite, war, substances, the indefinite, cosmology, time,.

INTRODUCTION

Du latin justicia, le mot justice est un concept appelé à régir la vie en société en équité et principe moral prescrivant à l'individu le respect d'autrui. Le terme «justice» possède trois significations distinctes mais corollaires : il désigne un idéal — que ce soit pour une personne ou pour un groupe social —, une norme positive pour une société et une institution. De son premier sens, on parle de ce qui est idéalement juste, conforme aux exigences de l'équité et de la raison; en ce sens, la justice est tout à la fois, un sentiment, une vertu, un idéal, un bienfait (comme la paix), une valeur. De son deuxième sens, on désigne ce qui est positivement juste; ce à quoi chacun peut légitimement prétendre (en vertu du Droit); en ce sens, la justice consiste à rendre à chacun le sien (suum cuique tribuere) et demander justice signifie réclamer son dû, son droit. De son troisième sens, on voit la fonction juridictionnelle (justice) qui s'oppose à la législation et à l'administration. A ces trois définitions du Vocabulaire juridique [1 ], Gérard Cornu ajoute une quatrième, par extension. Il s'agit du service public de la justice (par exemple, le Ministère de la Justice) ou l'ensemble des tribunaux et de l'organisation judiciaire.

La réflexion philosophique sur le concept de justice qui tient compte de ces distinctions et articulations, implique trois questions majeures : La justice existe-t-elle réellement!? Pourquoi

faut-il la suivre!? Et quelle est sa nature!?Comme institution ou norme positive, la justice est une réalité : les tribunaux et le droit régissent, plus ou moins bien, un grand nombre de sociétés. En revanche, la philosophie pose la question de savoir s'il existe, par-delà ces institutions et ces actions qui sont proclamées justes, une idée universelle de justice qui transcende les diverses cultures et sociétés. Pour Anaximandre par exemple, le principe n’est pas tel ou tel élément, dont la particularité risque de faire obstacle à sa transformation dans les autres, mais quelque chose de plus fondamental, l’infini, dont il expliquait ainsi le rôle : il n’y a rien qui soit principe par rapport à l’infini, mais l’infini est principe pour tout le reste, qu’il « enveloppe et gouverne ». Ce « gouvernement » s’exerce dans le sens de la « justice », c’est-à-dire de l’équilibre (ou « isonomie ») entre éléments antagonistes qui, soumis à une loi commune, tournent à l’avantage du Tout ce qui eût été sans cela affrontement destructeur. Avec Anaximandre sont déjà constitués les traits qui demeureront ceux de la vision grecque du monde : idée que le monde est un Tout à la fois un et multiple, où la pluralité des éléments et des puissances est dominée et compensée par une loi abstraite d’équilibre et d’harmonie ; analogie constamment affirmée entre cette loi d’harmonie et la justice qui doit régir les rapports humains ; conception purement rationnelle de cette justice, à laquelle les philosophes classiques donneront une expression mathématique : la justice est l’égalité dans la différence, autrement dit l’égalité de rapports ou proportion, qui consiste en ceci que chaque élément de l’ensemble se voit reconnaître tout le pouvoir, mais seulement le pouvoir que comporte son essence, c’est-à-dire sa perfection relative. Tout dérangement de cet ordre, aussi bien dans l’ordre cosmique que politique, serait retour au chaos. Tel est le but de cet article : analyser les rapports entre la justice et l’ordre chez Anaximandre. Mais avant d’en arriver à cette conception de la justice chez Anaximandre, rappelons que ce philosophe de la nature a beaucoup emprunté à Hésiode.

1. LA JUSTICE DANS LES TRAVAUX ET LES JOURS D’HESIODE

Dans les Travaux et les jours (200-285)[2], Hésiode adresse une admonestation, tour à tour aux rois et à Persès. Le thème de cette admonestation est la justice. La démesure, en effet, perd les peuples: le mythe des races l’a suffisamment établi. Or, c’est la démesure qui règne en ce moment à Thespies. Si les rois l’ignorent, un apologue le leur apprendra: leur langage est celui de l’oiseau de proie, qui enlève un rossignol et proclame le droit du plus fort. Hésiode, toutefois, n’ajoute à la fable aucun commentaire, elle est assez claire: aux rois d’entendre ce qu’il a voulu dire. Il se tourne vers son frère, et c’est à lui qu’il va donner une leçon qui est faite moins pour lui que pour les rois: « Mais toi, Persès, n’imite pas l’épervier, écoute la justice. La démesure te perdra sans peine, toi qui n’est qu’un pauvre homme, puisque les plus puissants, les rois eux-mêmes, finissent par succomber sous le poids de leurs fautes. L’heure de l’injustice vient toujours, et le châtiment se charge d’ouvrir enfin les yeux des hommes aveuglés d’orgueil. Deux divinités y veillent: Serment s’élance sur les traces du juge qui avait juré d’être juste; et Justice, chassée de sa cité par des rois pervers, répand sa plainte indignée et ses pleurs sur les hommes qui l’ont bannie ». L’idée reste incomplète; elle ne sera achevée que plus loin[3]. Mais la suite se devine: le châtiment est inévitable, car ni la poursuite de Serment, ni la plainte de Justice ne peuvent être vaines. Et, en deux développements parallèles, le poète oppose alors la prospérité des peuples justes aux malheurs de ceux qui ont banni de chez eux la Justice. Le ton peu à peu s’élève: le poète parle maintenant en interprète des dieux, et, soudain, il s’adresse aux rois, bien en face et hardiment: qu’ils prennent garde! Il en est temps; la vengeance divine est proche; Zeus va frapper les mauvais juges; Hésiode a foi en lui.[4 ]

Cette page où Hésiode montre sa foi en Zeus, est manifestement le couplet le plus important, en tout cas le plus vigoureux de cette partie du poème. Désormais le poète ne s’adressera plus aux rois; il ne fera plus d’allusion ni à eux, ni à leurs senteurs. Il revient définitivement à son frère et lui rappelle une fois encore le prix de la justice. Il avait débuté[5] en comparant les rois à des oiseaux de proie: il termine par une idée analogue, en déclarant que l’injustice est le lot des bêtes[6]; tandis que l’équité est celui des hommes. Ainsi l’a voulu Zeus et sa vengeance poursuit quiconque est rebelle à sa loi. Cette mise au point étant faite, venons-en à notre question: justice et relation des opposées à Τό απειρον.

2.  JUSTICE ET RELATION DES OPPOSEES A Τό απειρον

Le fragment[7] qui nous reste d’Anaximandre nous est livré par Simplicius en ces termes:« ...mais qu’il est une autre nature apeiron, dans laquelle trouvent leur origine tous les cieux ainsi que les mondes qu’ils contiennent. Et la source du devenir des choses existantes est celle-là même en qui elles trouvent leur anéantissement ‘selon la nécessité, car elles s’infligent mutuellement pénalité et châtiment à cause de leurs injustices, selon une répartition déterminée par le Temps’, comme il le décrit en termes bien poétiques ». Sans aucun doute, cet auteur tire sa citation d’une version de l’histoire de la philosophie ancienne écrite par Théophraste et plus particulièrement, de la partie traitant du principe matériel peri archè. Le fait que le dernier segment de la phrase porte un jugement sur le style d’Anaximandre démontre que ce qui précède immédiatement est une citation de première main. Nous n’entrerons pas dans le débat qui consiste à montrer quelles sont les sources de Simplicius et leur authenticité par rapport à Théophraste, nous nous en tiendrons à la signification de l’affirmation principale de ce fragment.

Le contexte montre que Théophraste considérait la citation appropriée aux vues qu’il venait d’attribuer à Anaximandre, c’est-à-dire que « tous les cieux et les mondes qui s’y trouvent » provenaient de l’Indéfini. Puisqu’il proviennent de l’Indéfini, ils vont également y retourner « par nécessité; car ils s’infligent mutuellement pénalité et châtiment... » Théophraste se réfère ainsi aux mondes innombrables. Mais est-ce qu’Anaximandre se référait-il à d’innombrables mondes en devenir à partir de l’Indéfini et qui s’anéantissaient dans ce même Indéfini? Nous ne le pensons pas.

Pouvons-nous vraiment accepter que l’Indéfini divin puisse commettre une injustice envers ses propres produits, et qu’il doive procéder à une compensation ? Ceci n’est pas admissible ; mais si tel est le cas, alors Théophraste aurait mal interprété l’énoncé d’Anaximandre – quel que soit le sens qu’il donne aux « cieux » et « mondes »[8]. Depuis longtemps, il était su que les choses qui commettaient des injustices mutuelles devaient être de force égale, de nature différente mais corrélative ; et qu’il s’agissait très probablement des substances opposées qui composaient un monde différencié[9].

A propos des opposés, Aristote dans son ouvrage sur la nature, écrit ceci : « Mais d’autres disent que les opposés sont sortis de l’Un, car ces opposés s’y trouvent, comme le pensent Anaximandre et tous ceux qui disent qu’il existe l’un et le multiple, tels Empédocle et Anaxagore ; en effet, ces derniers également font sortir tout le reste du mélange[10]. » Ici Aristote était enclin à appliquer sa propre théorie des corps simples et des deux paires d’opposés fondamentaux. Il aurait ainsi dénaturé l’idée d’Anaximandre en substituant le terme « séparé en sortant de » à la place « séparé en détachant de » l’Indéfini, celui-ci devenant un mélange d’opposés. Théophraste attribue à Anaximandre le sens de : séparer en détachant, séparation ayant trait aux mondes innombrables et non aux opposés.

Il ne nous est pas permis de croire, à l’instar d’Aristote, que les opposés étaient inclus dans l’Indéfini et qu’ils en furent séparés par extraction. Encore moins pouvons-nous accepter de définit l’Indéfini comme un mélange, ce que fit peut-être Aristote. Anaximandre n’a pas défini clairement, ni même analysé l’Indéfini ; mais cela ne prouve pas qu’Anaximandre n’ait pas cru que l’Indéfini, au vu des résultats, se soit comporté un peu comme, un amalgame, c’est-à-dire soit une fusion de corps, soit un mélange obtenu par un procédé mécanique. Si les opposés proviennent directement de l’Indéfini en s’en détachant, alors l’Indéfini était envisagé inconsciemment comme une entité sans homogénéité. Car cette séparation ne peut signifier seulement l’isolement d’une partie de l’Indéfini, cette partie, devenant le monde : cette séparation implique cela et aussi qu’il survienne un certain changement dans la partie isolée. Si ce changement n’était pas l’avènement des contraires, mais bien plutôt l’avènement de quelque chose qui les génère, on pourrait en déduire que l’Indéfini était d’un genre à renfermer, par exemple, des spermes et des embryons. Mais cela ne signifie toujours pas qu’Anaximandre pensait qu’il s’agissait là d’un caractère de l’Indéfini.

Avec le Pseudo-Plutarque, nous envisageons la question de la formation effective du monde chez Anaximandre. Voici ce qu’il écrit : « Il dit que ce qui, issu de l’éternel, produit le chaud et le froid, a été séparé lors de la génération de ce monde, et que de cela, une sorte de sphère de flammes fut formée autour de l’air entourant la terre comme une écorce autour d’un arbre. Lorsque ceci fut détaché et enfermé en des cercles définis, le soleil et la lune et les étoiles furent formés. Il dit encore qu’au commencement l’homme était engendré par des créatures d’une espèce différente ; parce que les autres créatures peuvent très vite subvenir à leurs propres besoins, tandis que l’homme est le seul qui nécessite un allaitement prolongé. Pour cette raison, il n’aurait pas pu survivre si telle avait été sa condition à l’origine[11]. »

Ce passage est pratiquement notre seule source de référence sur la manière dont Théophraste retrace le détail du processus cosmogonique d’Anaximandre. Le texte des Stromateis est souvent moins exact que celui de Simplicius ou d’Hippolyte lorsqu’il s’agit de rendre la pensée de Théophraste. Mais on ne peut mettre en doute le fait que Théophraste soit à l’origine de ce passage. La citation de la comparaison avec l’écorce, qui paraît être dérivée d’Anaximandre lui-même, permet de penser que, à certains endroits du moins, le passage reproduit assez fidèlement le texte de Théophraste.

La phrase « issu de l’éternel », signifie peut-être « issu de l’Indéfini », qui, lui, était décrit en tant que jouissant de l’immortalité. « Ce qui produit, issu de l’éternel, le chaud et le froid…en fut détaché » présente encore une difficulté. (Ce qui produit) était un terme favori des aristotéliciens chez qui il conservait habituellement une certaine connotation biologique, aussi légère fut-elle. D’autre part, au cinquième siècle, (ce qui produit) n’apparaît que deux fois : chez Aristophane, qui n’emploie sous la forme de métaphore atténuée, et chez Euripide. Une utilisation technique du mot se trouve dans le texte hippocratique des Visites, où il employé dans un sens médical précis, lors de crises aiguës dans une maladie : en ce cas, le sens biologique est pratiquement perdu. Donc, il  paraît peu probable que ce mot ait été un terme utilisé par Anaximandre. Et en examinant les cas où ce mot est employé, surtout chez Plutarque, comme une métaphore vidée de ses implications biologiques, nous ne pouvons acquérir la certitude que le mot en question ici était censé représenter la génération due à un phénomène biologique, même de façon très lointaine. Il faut fortement souligner tout ceci à cause de la grande faveur dont jouit l’hypothèse de Cornford. Cet érudit a suggéré que cette étape correspond chez Anaximandre à la production de l’œuf cosmogonique des récits « orphiques ». Il ne serait pas surprenant de découvrir qu’Anaximandre a recouru à l’antique moyen mythologique de génération sexuée pour expliquer la phase la plus difficile de la formation du monde, c’est-à-dire la production d’une pluralité hétérogène à partir d’une source unique, en ce cas précis, celle de l’Indéfini. Cependant, il ne faut pas penser à un expédient aussi grossier et explicite que l’œuf : les témoignages ne donnent pas de précision en faveur d’un moyen sexuel, même pris dans un sens métaphorique. Vlastos[12] suggère tout autre chose : pour lui, (ce qui produit) représente davantage un procédé qu’une chose. Par exemple, un vortex aurait été responsable de l’apparition des opposés : en ce qui concerne la phraséologie, elle est à rapprocher de celle de Démocrite, dans le fr. 167, « un vortex s’était détaché du tout ».

Selon Aristote[13], « au commencement, la totalité de l’espace entourant la terre est humide, mais comme le soleil l’assèche, la partie qui s’évapore, disent-ils, engendre les vents et produit les mouvements du soleil et de la lune, tandis que la partie qui reste constitue la mer ; c’est pourquoi ils pensent que la mer devient vraiment plus petite à cause de l’assèchement qu’elle subit, et qu’à un certain moment, elle finira par être complètement asséchée…cette opinion est partagée, d’après le témoignage de Théophraste, par Anaximandre et Diogène. » Il est évident que si Anaximandre avait pensé que la mer était en train de s’assécher définitivement, il aurait sérieusement compromis la crédulité du principe qu’il énonce dans le fragment parvenu jusqu’à nous : les choses sont punies pour les injustices commises ; car la terre aurait gagné du terrain sur la mer sans subir de rétorsion. En outre, bien que seule la mer soit mentionnée, comme la pluie trouve son explication dans la condensation de l’évaporation, il n’est pas insensé de déduire que l’assèchement de la mer conduirait au dessèchement de toute la terre. Se pourrait-il alors que toute notre interprétation du fragment, pris comme une assert

assertion de stabilité cosmique soit erronée ? Le dessèchement de la terre serait-il le prélude à sa réabsorption par l’Indéfini ? Ceci est impossible : car si la terre devait être anéanti par la sécheresse, cela signifierait que l’Indéfini lui-même est de nature sèche et chaude, en totale contradiction avec sa nature. De plus, les arguments dérivés de la forme du fragment ne perdent pas leurs forces. Le principe énoncé dans le fragment pourrait cependant retenir sa valeur si la réduction de la mer ne représentait qu’une étape dans un processus cyclique : quand la mer est complètement asséchée, un « grand hiver » commence et à la fin, l’autre extrême est atteint : la terre entière est recouverte par la mer et se transforme probablement en limon.

Pour nous résumer, disons que l’apparition de quelque chose qui pouvait être qualifié d’ « opposé » fut, pour Anaximandre, une étape essentielle de la cosmogonie ; on peut donc présumer que ces opposés jouèrent un rôle important dans le monde formé.

3. LA RECTIFICATION PAR HERACLITE DES VUES D’ANAXIMANDRE

L’interaction des opposés est fondamentale chez Héraclite qui semble avoir corrigé Anaximandre de propos délibéré, en énonçant son paradoxe : « la lutte, c’est la justice[14] » La lutte – ou la guerre – est la métaphore favorite d’Héraclite pour exprimer la prédominance du changement dans le monde. Cette image se rattache évidemment à la réaction des opposés ; la plupart des changements (à l’exception de la croissance, par exemple, qui est un accroissement organique dû à l’apport d’éléments identiques au premier) pourraient être ramenés à un échange entre des opposés. De toute façon, le changement d’un extrême à l’autre semble être la possibilité la plus radicale. La « guerre » qui est à l’origine de tous les événements est « commune », mais ce terme prend ici une signification particulière (Homère avait utilisé ce terme, en lui donnant le sens d’  « impartial ». La guerre, universelle, est responsable du sort différent, voire opposé, que subissent les hommes – de même que de leur destinée après la mort, car la mort au combat peut transformer certains en « dieux ». La guerre est aussi appelée δίκη, « chemin tracé » (de la même racine que δείκνυμι ou la règle habituelle de conduite. Cette appellation doit être une modification intentionnelle de l’affirmation d’Anaximandre qui pensait que les choses se rendent mutuellement justice pour compenser l’injustice de leurs débordements alternés dans le processus du changement naturel. Héraclite fait remarquer que si la lutte – c’est-à-dire l’action et la réaction entre les substances opposées – devait cesser, le vainqueur de chaque combat entre les extrêmes établirait une domination permanente, et le monde en tant que tel serait anéanti[15]. Comme il en va lors d’une bataille au cours de laquelle il y a des arrêts temporaires et localisés, des situations inextricables dues à l’équilibre des forces opposées, de même Héraclite a dû admettre qu’une stabilité temporaire pouvait être trouvée ici et là sur le champ de bataille cosmique, pour autant que cette stabilité soit provisoire et contrebalancée par une situation correspondante autre part. Ceci ne diminuerait en rien la validité accordée à la suprématie de la lutte (qui, de même que chez Anaximandre, fournit un mobile métaphorique au changement), mais permet d’appliquer ce principe au monde de notre vécu réel, dans lequel toutes choses doivent finir par changer ; mais pour l’instant, quelques-unes de ces choses se trouvent, à l’évidence, dans un état de stabilité.

Le concept de l’opposition des substances naturelles se trouve chez Héraclite, Parménide, Empédocle, Anaxagore, Alcméon, et chez les Pythagoriciens. Mais Anaximandre fut le premier à l’énoncer clairement. Sans doute fut-il influencé par l’observation des changements de saison au cours desquels la chaleur et la sécheresse de l’été s’opposaient au froid et à la pluie de l’hiver. Anaximandre explique l’échange constant entre les substances opposés par une métaphore ayant trait aux lois adoptées dans la société des hommes ; la prédominance d’une substance aux dépens de son contraire est un acte qui relève de l’ « injustice ». Il s’ensuit une réaction qui se manifeste au travers d’une punition qui demande un retour à l’égalité, - et même plus que l’égalité, puisque la fautive est privée également d’une partie de sa substance originelle. Celle-ci passe au bénéfice de la substance victime, en sus de ce qui lui était propre ; ce processus conduit à ce que nous pouvons pourrions nommer κορος, surcompensation de la première victime qui se retourne contre l’agresseur primitif pour l’attaquer à son tour. Dans l’esprit d’Anaximandre, cette métaphore anthropomorphique expliquerait la cause de la continuité et

de la stabilité du changement naturel. Les principales substances opposées en cosmologie étaient les substances chaudes et froides : flammes ou feu – air ou humidité. Ces substances auxquelles sont associées la sécheresse et l’humidité représentaient également les principales substances opposées cosmologiques plus particulièrement impliquées dans les grands bouleversements du monde naturel. Héraclite[16] avait probablement distingué ces mêmes substances avant même qu’Empédocle ne leur ait donné le statut d’éléments standards absolument irréductibles. Certes, il faut être prudent en parlant des substances opposées d’Anaximandre : il est fort possible, par exemple, que les péripatéticiens aient substitué aux expressions plus concrètes d’Anaximandre leur terminologie déjà plus abstraite, du chaud et du froid et d’autres encore. Dans l’esprit d’Anaximandre, le monde aurait pu être composé de substances qui, bien que possédant individuellement des tendances contraires à celles d’autres substances, n’étaient pas nécessairement décrites formellement en termes d’opposition comme, par exemple, la dureté et la douceur, mais il aurait pu s’agir simplement du feu, du vent, du fer, de l’eau, de l’homme, de la femme et ainsi de suite.

En conclusion, chez Héraclite, la justice est divine. L’art de maintenir l’équilibre entre les éléments « en guerre », en empêchant l’un d’empiéter sur les autres, porte le nom de Δίκη = la Justice. Elle règne dans les affaires cosmiques comme dans les affaires humaines. Même le Soleil ne franchira pas les mesures à lui assignées par la Justice[17]. Nous aboutissons à une personnification de la justice chez Héraclite. Car, le principe de la mesure au cours des échanges naturels est dépeint également dans le fragment qui stipule que : « Soleil n’outrepassera pas sa mesure ; sinon les Erinyes, ministres de la Justice, le débusqueront[18]. » : Diké, la personnification de la normalité, et partant de la régularité, empêche le soleil d’outrepasser sa mesure – par exemple, de venir trop près de la terre ou de briller en dehors du temps imparti.

La même Justice désignerait dans d’autres formules, ou dans les mêmes, un art d’équilibrer castes ou partis dans la cité. Car « toutes les lois humaines tirent leur nourriture de la Loi unique et divine[19] ». La vie perpétuellement menacée de la cité consisterait donc à réajuster des rivalités : de là, sans doute, l’institution du tribunal. Elle pose à l’usage de l’homme des choses justes et des choses injustes : le dieu ignore cette opposition[20]. La guerre, affrontant par le fer et le feu les cités, ou les partis dans les cités, fait avec les vainqueurs des hommes, et avec les vaincus des esclaves. Elle révèle vainqueurs-vivants et vaincus comme des hommes, et comme héros-divins les morts[21]. Une éthique héroïque invite donc à vaincre ou à mourir, ou à accepter le destin de l’esclavage. Il reste vrai que « celui qui parle avec intelligence » tire sa force de la « Chose commune » à tous, comme la cité tire sa force de la loi, et même davantage[22]. Il existe donc un autre moyen de transcender la condition humaine que le passage au divin à travers la mort à la guerre, et c’est le passage au divin à travers le Logos.

4. LA JUSTICE DANS LE POEME DE PARMENIDE ET DANS SA COSMOLOGIE

Dans son Poème, Parménide cherche à se distancer du monde familier de l’expérience banale où nuit et jour alternent, une alternance gouvernée – comme Anaximandre l’aurait prônée – par la loi ou «justice ».

Dans le Fr. 12, Simplicius, in Phys. 39,14 et 31,13, nous retrouvons la justice qui est « la Divinité qui dirige toutes choses : car elle régit la naissance odieuse et le mélange de toutes choses, envoyant la femelle s’accoupler avec le mâle et vice-versa, encore le mâle avec la femelle ». Et Aétius[23] de renchérir toujours à propos de cette justice : « Parménide disait qu’il y avait des cercles s’enroulant l’un autour de l’autre, l’un composé par du rare, l’autre par du dense ; et qu’il y en avait d’autres, entre ceux-ci, composés de lumière et d’obscurité. ce qui les entoure tous comme un mur est, dit-il, de nature solide ; au dessous, il y a un cercle de feu ; … Le plus central des cercles (de feu) entremêlés est la [cause première] du mouvement et du devenir, pour eux tous, et il l’appelle la divinité qui dirige tout, la détentrice des clefs, Justice et Nécessité. »

La cosmologie de Parménide est pleine d’échos de la Vérité, particulièrement lorsqu’elle traite de l’ « environnement » des cieux, et de la « limite des étoiles », et de comment « Nécessité enchaîna » la ciel. Peut-être ces réminiscences sont-elles censées nous rappeler que, dans l’effort fait pour ménager l’opinion des mortels, la description du monde qu’elles présentent, doit s’approcher autant que possible de celle dont nous nous servons pour retracer la vraie réalité.

Ce qui nous est parvenu jusqu’à nous concernant les vues de Parménide sur son système astronomique se réduit à très peu. Et son manque de clarté rend impossible de reconstruire avec quelque cohérence son extraordinaire théorie sur les cercles. Tout le système reposait sur les formes de base de la lumière et de la nuit, comme le prouve le vers fameux de Parménide sur la lumière indirecte de la lune.

CONCLUSION

Un texte conservé par Simplicius dit : «Ce dont provient pour toutes choses leur naissance, leur mort aussi survenant les y ramène, par nécessité. Car elles se rendent mutuellement justice et se paient compensation pour les dommages, selon l’ordre du Temps.» Selon un schème emprunté aux institutions judiciaires qui règlent dans les cités le jeu des forces des familles, tribus ou partis affrontés, Anaximandre projette au ciel, et agrandit à la dimension cosmique, le jeu des forces, réglé par un principe d’ordre portant les noms associés du Temps et de la Justice, Chronos et Diké.

BIBLIOGRAPHIE

Œuvres

Textes des principaux philosophes anciens, avec trad. franç., in « Coll. des Universités de France » (Budé) ; avec trad. angl., in « Loeb Classical Library » (moins critique, mais plus complète que la précédente). Par ailleurs : DIOGÈNE LAËRCE, Vies et doctrines des philosophes , éd. von der Mühll, Leipzig ; trad. franç. R. Genaille, 2e éd., 2 vol., Paris, 1965-1967

ÉPICURE, Epicurea , éd. H. Usener, Leipzig, 1887 ; Opere , éd. G. Arrighetti, avec trad. ital., Turin, 1960 ; Lettres et maximes , trad. M. Conche, 1977, 2e éd., P.U.F., 1987 ; voir aussi les éditions, critiques de J. Bollack et son école, Paris, 1971, 1975, Lille, 1978

Die Fragmente der Vorsokratiker , éd. H. Diels, 10e éd., revue par W. Kranz, 3 vol., Berlin, 1961 ; Les Penseurs grecs avant Socrate , trad. franç. partielle J. Voilquin, 2e éd., Paris, 1965

Stoicorum veterum fragmenta , éd. H. von Arnim, 2e éd., 4 vol., Leipzig, 1965 ; Les Stoïciens , trad. franç. des principaux témoignages, éd. É. Bréhier et P. M. Schuhl, Paris, rééd. Gallimard, 1987

C. J. DE VOGEL, Greek Philosophy , extraits commentés de tous les philosophes grecs, 3 vol., Leyde, 1959.

Histoires générales

É. BRÉHIER, Histoire de la philosophie  : t. I, L’Antiquité et le Moyen Âge , nouv. éd. revue par P. M. Schuhl, P.U.F., Paris, 1981

F. CHÂTELET dir., Histoire de la philosophie, t. I : La Philosophie païenne , Paris, 1972

J.-P. DUMONT, La Philosophie antique , coll. Que sais-je ?, P.U.F., 7e éd. 1989

O. GIGON, Les Grands Problèmes de la philosophie antique (Grundprobleme der antiken Philosophie ), Paris, 1961

W. K. C. GUTHRIE, A History of Greek Philosophy , 6 vol. parus (jusqu’à Aristote inclus), Cambridge, depuis 1962

G. W. F. HEGEL, Leçons sur l’histoire de la philosophie , t. XIV des Œuvres complètes , Paris, 1954 ; Vorlesungen über die Geschichte der Philosophie , t. XVIII de la « Jubiläumsausgabe », Stuttgart, 1941

B. PARAIN dir., Histoire de la philosophie, t. I, Encyclopédie de la Pléiade, Paris, 1969

A. RIVAUD, Les Grands Courants de la pensée antique , 5e éd., Paris, 1946 ; Histoire de la philosophie  : t. I, Des origines à la scolastique , Paris, 1948

L. ROBIN, La Pensée grecque et les origines de l’esprit scientifique , Paris, rééd. 1973

F. ÜBERWEG & K. PRAECHTER, Grundriss der Geschichte der Philosophie , Berlin, 1926 ; t. I, Die Philosophie des Altertums , rééd., Bâle, 1961

A. WEBER, Histoire de la philosophie européenne , Paris, 1872, nouv. éd. revue par D. Huisman, t. I, Paris, 1965

E. ZELLER, Die Philosophie der Griechen in ihrer geschichtlichen Entwicklung dargestellt , 7 vol., Leipzig, 1844-1852 (3 premiers vol. trad. en franç.).

Sur les origines de la pensée grecque

J. BURNET, L’Aurore de la philosophie grecque , trad. franç., rééd., Paris, 1952

F. M. CORNFORD, Principium sapientiae. The Origines of Greek Philosophical Thought , Cambridge, 1952

P. M. SCHUHL, Essai sur la formation de la pensée grecque , 2e éd., Paris, 1949

B. SNELL, Die Entdeckung des Geistes , Hambourg, 1946

J. P. VERNANT, Les Origines de la pensée grecque , P.U.F., 1962, 4e éd. 1981.

Histoires particulières

P. AUBENQUE dir., Concepts et catégories dans la pensée antique , Vrin, Paris, 1980

P. DUHEM, Le Système du monde de Platon à Copernic , t. I, Paris, 1913, rééd. rév. Herrmann, 1988

E. KAPP, Greek Foundations of Traditional Logic , New York, 1942

C. PRANTL, Geschichte der Logik im Abendland , 4 vol., Leipzig, 1855-1870

L. ROBIN, La Morale antique , 2e éd., Paris, 1963

S. SAMBURSKY, The Physical World of the Greeks , Londres, 1956.

Recueils d’ articles

É. BRÉHIER, Études de philosophie antique , Paris, 1955

V. BROCHARD, Études de philosophie ancienne et de philosophie moderne , Paris, 1912, 4e éd. Vrin, 1974

Die Gegenwart der Griechen im neueren Denken, Mélanges H. G. Gadamer, Tübingen, 1960 (contient notamment un texte de M. Heidegger, Hegel und die Griechen , trad. franç. in Cah. du Sud , Marseille, 1958)

« Études de philosophie grecque », en hommage à P.M. Schuhl, in Revue philosophique , 1982

Mélanges de philosophie grecque, offerts à Mgr Diès, Paris, 1956

L. ROBIN, La Pensée hellénique des origines à Épicure , 2e éd., Paris, 1967

G. RODIER, Études de philosophie grecque , 3e éd. Vrin, 1981.

Sur Anaximandre

· BURKERT, (W.).’ Iranisches bei Anaximandros’, Rh. M. 106 (1963), p. 97-134.

· CLASSEN, (C.J.). ‘Anaximandros’, in Pauly-Wissowa, Realencyclopädie supplément 12, (1970), p. 30-69.

· CONCHE, M., Anaximandre, Fragments et Témoignages (Paris, 1991)

· HÖLSCHER, U. ‘Anaximander and the beginnings of Greek philosophy’ chez Furley et Allen (traduction anglaise d’un article d’un article paru dans Anfängliches Fragen, publié en premier dans Hermes 81 (1953), p. 255-77 et p. 358-417.

· KAHN (C.H.).- Anaximander and the Origins of Greek Cosmology (New York, 1960).

· KIRK( G.S.).- ‘Some problems in Anaximander’, CQ N.S. 5 (1955), p. 21-38 (réimpr. Chez Furlez et Allen)

· Vlastos (G.).- ‘Equality and justice in early Greek cosmologies’, C.P. 42 (1957), p. 156-78. (réimprimé chez Furley et Allen).

clip_image002

 

[1] CORNU (Gérard).– Vocabulaire Juridique (Paris, PUF 2000), p. 498

[2]HESIODE.– Théogonie, les travaux et les jours, le bouclier (Paris, Belles Lettres 1960). Nous avons utilisé les notes des pages 73 et 74.

[3] HESIODE.– O.c., 238s; 258s

[4]HESIODE.– O.c., p. 92, note 2.

[5]HESIODE.– O.c., 202s

[6]HESIODE.– O.c., 276s.

[7]SIMPLICIUS.– In(Aristotelis) Physicorum libros 24,17(Comment. In Aristol. Graeca, éd. de l’Académie de Berlin, tomes IX et X, par H. Diels, 1882 et 1895.

[8] KAHN(C.H.).- Anaximander and the Origins of Greek Cosmology (New York, 1960), p. 34s., estime que cette erreur n’a été commise que par Pseudo-Plutarque, et non par Théophraste ; mais il n’est guère convaincant lorsqu’il suggère (à la p. 50) que κόσμος chez Théophraste pourrait se référer à quelque « ordre » inférieur de la terre ou de l’atmosphère.

[9] A la suite de Cherniss, G. Vlastos.- « Equality and justice in early Greek cosmologies », Classical Philology. 42(1957), p. 171s, tente de prouver comment l’équilibre final entre les substances opposées pourrait être compatible avec la réabsorption du monde par l’Indéfini : dans cette situation, écrit-il, les opposés se compensent entre eux (et non avec l’Indéfini). Mais si le principe de justice est en vigueur dans le monde présent, il n’est pas facile de voir comment un changement aussi radical que le retour du monde à l’Indéfini pourrait avoir lieu, un changement touchant tous les composants du monde.

[10] ARISTOTE.- Physique. A4, 187a20. (Sur la Nature), (Paris, Vrin 1991)

[11] PSEUDO-PLUTARQUE.- Stromateis 2 (Suite de DIELS Hermann, Walter KRANZ, DK 12A10)

[12] VLASTOS.- Classical Philology 42 (1947), 171 n. 140

[13] ARISTOTE.- Météorologie B1, 353b6.

[14] Fr. 80, Origène contra Celsum VI, 42 : « Il faut savoir que la guerre est commune et que la justice est conflit et que toutes choses adviennent par le conflit et la nécessité ».

[15] Aristote.- Ethique à Eudème H1, 1235a25 : « (Héraclite blâme l’auteur de la phrase « Que le conflit puisse être aboli entre les dieux et les hommes » : car il n’y aurait pas de gamme musicale si l’aigu et le grave n’existaient pas, ni de créatures vivantes sans le masculin et le féminin, qui sont opposés).

[16] Fr. 126

[17] DK 94

[18] Fr. 94, Plutarque de exil 11, 604A.

[19] DK 114

[20] DK 102

[21] DK 53

[22] DK 114

[23] II,7,I (DK28A37)

Publicité
Publicité
philosophe
Publicité
Publicité